La Libye n’a jamais porté chance au Tchad.

22 Avr

Sans doute vous souvenez-vous du long conflit armé entre le Tchad et la Libye, de 1973 à 1987 (https://fr.wikipedia.org/wiki/Conflit_tchado-libyen), pour le contrôle de la fameuse « bande d’Aouzou » puis du fait des immixtions du colonel Kadhafi dans les affaires politiques du Tchad:

Et il se trouve que ceux qui ont réussi à mettre à terre le puissant maréchal Idriss Déby Itno, au pouvoir au Tchad depuis plus de trente ans, venaient aussi du sud de la Libye ! De cette province du Fezzan devenue, depuis une décennie, un « trou noir » géopolitique. Le Front pour l’alternance et la concorde au Tchad (FACT), responsable de la mort du président tchadien, mardi 20 avril, en avait fait son sanctuaire. La chute de Mouammar Kadhafi en 2011 avait libéré dans ces immensités du Sahara libyen une multitude de forces centrifuges, à base ethnique pour l’essentiel, auxquelles sont venus s’agréger des groupes armés d’obédiences très diverses.

Milices communautaires – affiliées aux tribus arabes (Ouled Slimane), touareg ou toubou – cohabitent, voire s’affrontent, avec des noyaux djihadistes ou des réseaux mafieux impliqués dans la traite négrière (que nos médias appellent pudiquement un trafic d’êtres humains) qui finit en Méditerranée et, par voie de conséquence… chez nous. L’enjeu des combats, ou des alliances, se focalise autour du contrôle des frontières (Algérie, Niger, Tchad, Soudan), et donc des juteuses routes migratoires, ainsi que des champs de pétrole, notamment ceux de Shararah et El-Feel. Inévitablement, cette Libye méridionale volatile est devenue la base arrière de groupes d’opposition armés venus des Etats voisins – en premier lieu du Tchad – préparant, à partir de ces havres de repli, les futurs coups de force contre leur pays d’origine.

Le paradoxe toutefois est que l’offensive anti-Déby a été mûrie à partir d’une Libye en voie d’apaisement. Depuis février, un gouvernement d’union nationale (GUN) s’est installé à Tripoli sur la base d’une réconciliation formelle entre les deux camps rivaux qui s’entredéchiraient depuis l’éclatement de la guerre civile de 2014 : le bloc de la Tripolitaine (ouest), qui se réclame de la révolution anti-Kadhafi de 2011, et une coalition militaro-tribale de la Cyrénaïque (est) scellée autour de la figure prétorienne du maréchal Khalifa Haftar.

En théorie, cette unification à l’œuvre entre l’Ouest et l’Est libyens aurait dû conforter la stabilisation du Fezzan méridional, et donc lever les hypothèques armées pesant sur les capitales des Etats de la bande sahélo-saharienne. Or, c’est le contraire qui s’est produit avec l’attaque du FACT contre le régime de N’Djamena. L’affaire est d’autant plus troublante que cette région est censée être contrôlée par les forces loyales à Haftar, jusque-là grand ami de M. Déby. Et que dans le sillage de l’Armée nationale libyenne (ANL) de Haftar sont venus, en 2019, s’installer les « mercenaires » de la compagnie de sécurité Wagner, proche de Moscou. Il y a donc probablement de louches intentions et de bien troubles manoeuvres derrière ce qui ressemble à une exécution du président Déby.

Ironie de l’histoire, le FACT tchadien est historiquement né en 2016 sous les auspices du camp rival, celui du bloc tripolitain adossé à la puissance militaire de la métropole portuaire de Misrata. La Troisième Force, brigade misratie fer de lance du combat contre Haftar dans le Sud lors de la guerre civile de 2014-2015, contrôlait, à l’époque, une partie du Fezzan. Elle avait ainsi parrainé la formation du FACT à partir d’une dissidence de l’Union des forces pour la démocratie et le développement (UFDD), jusqu’alors le principal groupe rebelle tchadien. Car, ne l’oubliez pas, rien n’est jamais simple en Libye et, par voie de conséquence, dans son environnement…

Dans la généalogie tourmentée de ces mouvements d’opposition, le FACT sera à son tour ébranlé par une scission, celle qui donnera naissance au Conseil de commandement militaire pour le salut de la République (CCMSR), qui avait déjà lancé des attaques en 2018 contre le Tchad à partir de la Libye méridionale. Le maréchal Haftar, qui a fini par évincer la Troisième Force misratie du Fezzan, avait, à l’époque, bombardé les positions de ces rebelles tchadiens en solidarité avec son « ami » Déby. Avec le soutien de Paris, qui rêvait de voir Haftar stabiliser le Fezzan afin de conforter l’opération « Barkhane » qui se déployait à proximité, dans le Sahel.

Que s’est-il donc passé pour que la protection Haftar n’ait, cette fois-ci, pas réussi ? Orphelin de son parrain historique – la Troisième Force repliée sur Misrata –, le FACT avait dû composer avec le nouveau maître des lieux dans le Sud. Dans une Libye propice aux retournements d’alliances, le groupe tchadien s’est mis au service de Haftar lors de sa tentative de conquête de Tripoli en 2019. Après avoir opéré dans la zone d’Al-Djoufrah, le FACT a établi ses quartiers sur la base de Brak Al-Shati en début d’année.

Selon Wolfram Lacher, chercheur à l’Institut allemand des affaires internationales et de sécurité, installé à Berlin, des frictions se seraient produites à Brak Al-Shati entre les chefs du FACT et la brigade 128 de l’ANL de Haftar, qui aurait cherché à enrôler les rebelles tchadiens sous sa bannière. Une fraction du FACT aurait alors quitté la base pour se déployer plus au sud, dans les localités d’Umm Al-Aranib et Waw Al-Kabir, devenant dès lors beaucoup moins contrôlable. « En se délocalisant vers la frontière tchadienne, le FACT s’est placé hors de la zone contrôlée par Haftar », souligne M. Lacher : « Il n’avait donc pas besoin d’un feu vert de Haftar pour attaquer le Tchad. »

La France a, en tout cas, de quoi se sentir flouée par la tournure des événements, alors que semble se dessiner une possible lutte d’influence entre la France et Moscou dans cette région sahélienne. « Que ces gens se retrouvent maintenant au Tchad dans notre aire d’influence est très problématique », précise une source diplomatique. Le pari stratégique français sur Haftar avait déjà déraillé aux portes de Tripoli. Il dérape désormais à la frontière tchadienne.

Décidément, la diplomatie de la République française n’est plus ce qu’elle était et vogue, depuis quelques années, de désillusions en échecs.

Le 22 avril 2021.

Pour le CER, Jean-Yves Pons, CJA.

2 Réponses to “La Libye n’a jamais porté chance au Tchad.”

  1. Hervé J. VOLTO avril 22, 2021 à 9:54 #

    Il y a en effet de louches intentions et de bien troubles manoeuvres derrière ce qui ressemble à une exécution du président Déby. Qu’on se rappelle que le Président Déby était l’homme de Paris et on aura tout compris.

    L’ANL de Haftar, aurait cherché à enrôler les rebelles tchadiens sous sa bannière, ce qui n’est pas du tout au gout du FACT qui aurait alors quitté la base pour se déployer plus au sud, avec le renfort de contractors russes.

    Que ces gens se retrouvent maintenant au Tchad dans aire d’influence Française est très problématique pour la France, qui est de plus en plus mal vue dans la région. Une région de plus en plus hors control et où les résaux de passeurs augmentent leurs activité de traite d’être humains et de migrant à destination de l’Europe, favorisant par là l’activité terroriste.

    Retier les soldats de l’opération Barkame maintenant, ce qui devrait pourtant être fait, serait perdre la figure car celà mettrait la France en porte à faux.

    Ce qui est sur, c’est que les observateurs de la DGSE ne chôment pas.

  2. conseilesperanceduroi avril 22, 2021 à 6:21 #

    Les choses se précisent (même si elles ne sont encore ni très claires ni confirmées) concernant la mort d’Idriss Déby : il pourrait ne pas avoir été tué au combat comme annoncé par l’Etat-Major tchadien mais abattu lors d’une réunion improvisée avec les rebelles (https://twitter.com/SimNasr).
    Quoi qu’il en soit, la situation de la France au Sahel apparaît de plus en plus compromise, ainsi que nous l’avons prévu de longue date.

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